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Raconte-moi ta thèse #25 | Vers une citoyenneté médicale dans le Sénégal colonial ? Habitants et habitantes de Dakar aux prises avec les politiques sanitaires, 1887-1946, par Biram Ba

Raconte-moi ta thèse

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23/04/2025

  • Diplômé de Master en histoire à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar (Sénégal),  avec un mémoire intitulé « Épidémies, contrôle et surveillance en contexte colonial : la peste à Dakar, 1914-1945 », j’ai reçu un financement pour participer à la recherche sur la « Bureaucratisation des sociétés africaines » de l’Institut Historique Allemand pour le projet mené conjointement avec Crepos. Après une année préparatoire au doctorat en 2023-2024 à lÉcole des hautes études en sciences sociales, je suis lauréat du contrat doctoral de la formation savoirs en sociétés de l’ED 286 avec le soutien du laboratoire Cermes3, pour une durée de trois ans sous la direction de Christelle Rabier.


    Mon projet de recherche, « Vers une citoyenneté médicale dans le Sénégal colonial ? Habitants et habitantes de Dakar aux prises avec les politiques sanitaires, 1887-1946 », trouve son inspiration dans le prolongement de mes recherches de Master sur les épidémies, le contrôle et la surveillance en contexte colonial pour le cas de la peste à Dakar de 1914 à 1945. J'avais mis en évidence le cadre sanitaire imposé par la métropole dans le Sénégal colonial. La médecine comme « outil de colonisation », comme je l'avais abordé alors, ne permettait pourtant pas de saisir toute l'activité des habitants de Dakar pour se sauver de l'épidémie, comme les pétitions au maire ou la spectaculaire grève de mai 1914.  Mon mémoire ne rendait pas davantage compte des vifs débats dans la presse dakaroise (par exemple La démocratie au Sénégal, journal républicain socialiste qui consacre de très nombreuses pages aux questions des politiques sanitaires et des mesures d'hygiène pratique). C'est pour cela que j'ai souhaité faire une « histoire par le bas » de lutte contre les épidémies et que je propose le concept de citoyenneté médicale.

     

    Objet de recherche

    Par « citoyenneté médicale », nous entendons l’inclusion civile et politique des habitants des colonies, volontaire ou imposée, dans la définition de la bonne santé et des outils adéquats permettant de la préserver, et a contrario, de la lutte contre les maladies, en somme comme la mise en œuvre théorique et pratique d’un « droit aux soins » que les hommes et des femmes ont subi, contesté ou véritablement élaboré. Il s’agit de mettre en évidence comment la santé devient un des éléments de la chose publique dans le Sénégal colonial, mais aussi comment les différents gouvernements ayant compétence sur ce même territoire, ont contribué, résisté ou accompagné les revendications des populations.

    Ce projet de recherche entend engager un dialogue critique avec une historiographie de la colonisation médicale qui voit dans cette dernière une mission de civilisation. Plutôt que de cerner en quoi la médecine a constitué un « outil de l'impérialisme », je souhaite explorer, au travers des archives, de la documentation médicale et de l’histoire orale, les modes d’adhésion, d’accommodement, de rejet de politiques médicales ou sanitaires par les sujets de l’Empire et de l’émergence d’un processus d’élaboration d’une « citoyenneté médicale ».

     

    Cadre de l'enquête

    J’ai choisi Dakar comme site d’observation, pour plusieurs raisons. Dakar est une commune de plein exercice de la République Française depuis 1887, et devient capitale de l'A.O.F  en 1902. Dakar est ainsi au cœur des définitions pratiques de la citoyenneté coloniale, jusqu'en 1946 quand, avec l’adoption de la loi Lamine Guèye de 1946 du nom de celui qui est alors maire de Dakar et député socialiste (SFIO ) à l'Assemblée nationale constituante, confére la citoyenneté à tous les ressortissants des territoires d’outre-mer . En outre, le Sénégal colonial, en tant que colonie devait servir de laboratoire au système colonial français dans le monde.

        La salubrité et la lutte contre les épidémies, nécessité de l’empire, passe par le développement d’un groupe de travailleuses et de travailleurs sanitaires dans les colonies — garde-sanitaires, infirmiers, sage-femmes, pharmaciens, médecins à partir des années 1920 —  qui ont fait l'objet d'études récentes. Dans le cas particulier de Dakar, en forte croissance démographique, c’est d’autant plus intéressant que le territoire se dote très tôt de nombre d’institutions médicales de formation clinique, qui viennent donner corps à des politiques définies au niveau législatif à Paris, mais aussi au niveau régional (Gouvernement colonial) et local (municipalité).

    Au sein de cette nouvelle élite sanitaire indigène, mais plus largement dans le tout le corps politique et social, on observe une vivacité des revendications pratiques et politiques des habitants et des habitantes de Dakar et sa région, qui nourrissent les aspirations de participation ou de résistance des populations des colonies, à la fois localement, dans le cadre impérial, voire au-delà des frontières impériales.


    Dakar-A.O.F- le Marché (Sénégal), lieu de décisions politiques ou administrateurs et administrés se côtoient quotidiennement, collection privée Billard Delahaye


    C'est donc à Dakar, sur cette période, 1887-1946, que je veux regarder comment la question médicale et sanitaire a contribué à la définition de la citoyenneté.

       Par citoyenneté médicale, j’entends à la fois :

    - la participation des sujets de l’empire à la définition pratique des mesures de santé publique et de leur application

    -  la coercition des habitants de Dakar face aux interventions parfois efficaces lors des crises sanitaires

    - les suppliques individuelles ou collectives pour un meilleur accès aux soins médicaux ou aux produits pharmaceutiques

        Ce faisant, ce travail de recherche consiste à mettre au jour l’agentivité des habitantes et des habitants de Dakar en matière de santé, et ainsi d’interroger les relations politiques entre administration, agents de santé et patientes et patients au travers de la notion de « citoyenneté médicale ». Comment les habitantes et habitants de Dakar ont reçu, modifié ou instrumentalisé les dispositifs mis en place par l’administration pour contrôler leurs maladies ? Comment les populations locales ont-elles imposé des politiques conduites à leur endroit ? Quels ont été les effets des politiques sanitaires conduites au Sénégal colonial sur les débats politiques et les orientations sanitaires en métropole ?

     

    Intérêt et orientation du sujet

       Au cours de mon Master, que j'ai effectué dans le cadre d'une recherche collective sur la bureaucratisation des sociétés africaines financé par l'institut franco-allemand IHA/ Crepos, j'ai développé une connaissance approfondie des archives administratives, en particulier les série H et G portant sur des questions sanitaires et d’hygiène.

    Durant l'année qui vient de s'écouler, j’ai pu faire une année préparatoire au Doctorat (APD) au Cermes3, me permettant d’ailleurs de développer des connaissances en termes d'histoire de l'empire français et en histoire de la médecine. A partir de là, j’ai proposé de prolonger ce travail à partir d’un questionnement sur la place des populations colonisées de Dakar dans les politiques sanitaires du Sénégal colonial, en souhaitant approfondir la question du rôle des populations noires dans la mise en œuvre des actions concrètes engagées par l’empire français en Afrique occidentale française. Durant cette année APD, j'ai pu commencer à m'approprier une littérature francophone et anglophone en histoire comparée de la médecine ou des empires, notamment anglophone, dont j’ai été encore peu familier. J'ai aussi découvert l’environnement professionnel du doctorat et je me suis exercé à la communication et à la publication scientifique. Bénéficiant, d’une petite bourse de l’INSERM au cours de cette année APD, j'ai assisté à de nombreux séminaires de recherche et des journées d’études (Aix-en-Provence, Marseille, Villejuif, Paris). Enfin, j'ai été sélectionné pour intervenir au congrès 2024 de la Society for the Social History of Medicine à Glasgow intitulé « Résistance » (16-19 juillet 2024) où j'ai présenté les premiers résultats d'une « histoire par le bas » de l'épidémie de peste et résistance politique à Dakar en 1914-1915, lors d'une communication au congrès de la Society for the Social History of Medicine à Glasgow que je me propose de publier bientôt. J'ai ainsi mis en évidence :


    –    le souci des familles lébous de se protéger par les techniques les plus modernes de désinfection et de vaccination ;

    Autorités coloniales et enfants Lebu adultes et marabout regardant l'incendie d'une case. Epidémies de peste, Dakar, avril-mai 1914, collection BB 2025


    –    L’anxiété coloniale des Européens à Dakar :

    –    L'usage de la grève comme une façon efficace de peser contre le pouvoir local européen, ce qui a entraîné des médiations politiques à des niveaux plus élevés - Gouvernement général ; État français ;

    –    La négociation d'indemnisation des populations en cas d'incendie préventif des logements - ce qui semble unique quand on lit les travaux d'Hannah-Murphy Clark sur le financement des hôpitaux en Algérie.

    Le projet que je soumets aujourd’hui pour l’obtention d’un contrat doctoral semble important pour plusieurs raisons :

    –    Tout d’abord, il est désormais nécessaire de prendre la mesure l’agentivité des populations colonisées en matière de politique sanitaire. La situation du Sénégal colonial où des citoyens de plein exercice côtoient des personnes qualifiées juridiquement d’« indigènes » offre à l’historien une saisie de la complexité des relations politiques qui se nouent autour de la question publique de la santé.

    –    Dakar, qui est une capitale politique majeure de l'empire français, où s'imbriquent plusieurs échelles administratives, où la presse rend compte d'une activité politique dynamique, se trouve au cœur de l'élaboration pratique des politiques sanitaires à l'interface entre métropole européenne et habitants.  

    –    La qualité de la documentation sénégalaise (Archives nationales du Sénégal) permet et autorise une étude fine de l’implication des citoyennes et citoyens et des personnes, notamment dans des moments de tension politique, très peu connus.

    –    Alors que les travaux sur l’histoire longue de l’assistance médicale en Europe se sont récemment enrichis de plusieurs enquêtes invitant à comprendre la place de la santé comme « chose publique » et la mise au jour tant le rôle des professionnels de santé dans le façonnage des Républiques que l’agentivité pratique et économique des patientes et patients et de leur famille.



    [1] Afrique Occidentale Française

    [2] Section française de l’Internationale ouvrière

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